Le raccourci

21 mars 2022

Le raccourci

La voiture avance. Les soldats qui y sont entassés arborent une kalachnikov, prêts à ouvrir le feu. Ils passent sous le regard effaré des badauds qui peinent à réaliser ce qui se passe. Des tirs sporadiques éclatent. Apeurés, certains se sont calfeutrés chez eux, écoutent la radio nationale qui diffuse des musiques d’un temps révolu. Les programmes sont suspendus : or en temps normal, ils s’arrêtent à minuit sonnant, avec le chant de l’hymne national. Sur les écrans des téléviseurs, passe en boucle le message suivant : « Dans quelques instants, une déclaration du Comité National des Militaires de Salon. »

Le soleil s’estompe. La nuit déploie ses ailes et survole la ville. La vieille Nènè commence à s’inquiéter, son fils n’est pas encore rentré du travail. D’habitude, il est là après la prière de asr. Capitaine dans l’Armée Nationale, Yahia compte parmi les officiers qui ont forcé l’admiration et le respect des recrues. En plus, son sourire légendaire et son calme dont il ne se départit jamais lui ont valu l’attachement des femmes en compagnie desquelles, chaque soir, il boit comme une éponge, avant de rentrer et, ivre, distribuer à sa femme et à ses enfants des coups de pied et de poing. Sa voix, devenue rappeuse sous l’effet de l’alcool, agace sa fille Aïcha, qui l’a exclu de sa considération le jour où elle l’a surpris en train de donner un baiser florentin à Amina. C’est Amina qui a ravi à Aïcha son petit ami, et depuis, elles sont en froid. Tenaillée par cette scène, Aïcha a juré de ne jamais pardonner à son père cette incartade. Dans la famille du capitaine Yahia, chacun porte sa croix…

« Votre farfelu de père n’est toujours pas là. Où peut-il être en ce moment ? » demanda la femme du capitaine Yahia

Les enfants n’ont rien répondu. Certes, ils ne chouchoutaient pas leur père, mais pas au point de supporter des médisances à son propos. C’est leur père après tout. Aïcha a les yeux rivés sur la couverture d’Un chant écarlate, un roman de Mariama Bâ qu’elle a lu, relu et bu. Elle lève la tête et voit entrer dans le salon la vieille Nènè. Aussitôt envoie-t-elle valdinguer le livre dans un coin, claque la porte de sa chambre. Elle sait que Nènè vient prendre des nouvelles de son fils, et elle, Aïcha, ne veut pas qu’on lui en parle.

Le même message passe en boucle sur l’écran. Les rumeurs parlent d’un coup d’Etat. Des coups de feu se font toujours entendre. Loin, très loin. Les rues sont vierges de toutes traces humaines. Les esprits sont embarrassés.

« Cela devait arriver. Fatalement ! » dit Kaba, connu pour ses idées révolutionnaires. Il jette un coup d’œil à une photo de Che Guevara posée sur sa table de travail. Cette photo, il la gratifie d’un sourire chaque soir avant d’aller au lit. « Je m’attendais à ce que tu dises ça, » répond Bob. « Un coup d’Etat n’est que le souhait ardent des enfoirés de ta caricature ».

– Hé oh ! Contrôle ton vocabulaire.

– Va te faire voir ailleurs si j’y suis. Toi, tu n’avanceras jamais tant que tu ne renonces pas à remplir ta caboche d’idées passées de mode, bonnes à jeter aux mites

– Je ne suis pas de ton avis. Marx, Lénine, Che Guevara demeurent toujours à la pointe de la mode. Ils sont un rempart contre le néo-libéralisme que nous impose la démocratie, qui pave aux occidentaux une voie royale vers le pillage de nos Etats.

– En voilà une idée qui prête encore au sourire. Vos pays ne bougent pas, la faute au néo-libéralisme, tu dis ? Non, c’est parce que vos dirigeants sont pourris. Débarrassez-vous-en d’eux, et tout ira mieux !

– Tu crois que c’est facile. Notre problème, c’est la démocratie, cela qu’on le déplore ou pas. Que tu le veuilles ou non. La corruption, le népotisme, le favoritisme ne sont rien de moins que des enfants de la démocratie. Ça, tu ne peux pas l’occulter. Et d’ailleurs, c’est nous qu’on inonde de toutes sortes de concept : mondialisation, globalisation… Des coquilles vides. Que nenni ! La mondialisation, c’est eux qui fixent ses règles. Qu’est ce que tu en sais, toi et tes pays de merde ? Et voilà ce que j’en pense moi, retiens le une bonne fois pour toute : ceux qui parlent de mondialisation sont tout simplement mus par le désir de tailler le monde à leur image. Sinon il reste clair pour tout le monde que ceux qui sont développés ne vont jamais observer une pause, le temps de permettre à ceux qui sont en retard de les rattraper. Ils vont imposer à nos pays en retard un rythme qui conduit inévitablement au chaos.

Ces propos de Kaba n’ont pas vaincu la défiance de Bob.

-Il te reste tout simplement à t’inscrire en thèse à la Sorbonne pour être une Aminata Dramane Traoré ou un Frantz Fanon confirmé. Je t’avertis d’ores et déjà qu’un coup d’État va nous précipiter dans un calvaire, et ce sont les paisibles citoyens qui paieront un plus lourd tribut.

– Peu importe ! répond Kaba. Ce qui peut nous arriver de mieux aujourd’hui, c’est de voir ce régime à terre. La démocratie n’a offert que désespérance et…

Avant qu’il n’achève sa phrase, une balle perdue a troué le toit de la chambre et a manqué de tomber sur Bob. La discussion s’est arrêtée net. Ils sont tous deux restés les yeux grands ouverts, n’en revenant pas d’avoir échappé à la mort. Brusquement, apparait à la télé un groupe de militaires. Le visage serré, le maintien droit, la tête dressée de manière hautaine, ils inspirent la peur. Prenant racine sur une chaise, devant des soldats débout, le képi relevé, les yeux rougis par l’alcool du capitaine Yahia parcourent une note qu’il s’apprête à lire.

 Bob a cligné des yeux, les a bien frottés, et ensuite a considéré l’image qui s’offrait à lui. En vérité, il n’en croit pas ses yeux.

« Bonjour la fin du monde ! » s’exclame-t-il. « Tu vois et entends la même chose que moi ? »

– Tu ne vois, ni entends rien d’extraordinaire ! C’est bien le capitaine Yahia, celui qui passe le clair de son temps à emprunter de l’argent pour payer à boire. Voilà, c’est vraiment le signe que nous avons touché le fond. Qui l’aurait cru ? Ce n’est pas un général quatre étoiles qui est l’artisan du putsch, mais un capitaine, un rien que capitaine. Et quel capitaine aussi !

Bob est à court de réponses. La tête coiffée de ses deux mains, il a l’air d’une personne qui vient d’être frappée par une avalanche de malheurs. Son angoisse s’est faite grande à l’idée que les élections fixées au mois prochain seront mises de côté. Le pays va se débattre dans la toile d’araignée de l’insécurité. Mais « le vin est tiré, il faut le boire ». Il est resté soudé sur place.

L’aube commence à restituer leur originalité aux choses. Au vent frais qui souffle, vient s’ajouter un calme troublé par intermittences par un concert de bêlement, de chevrotement et de braillement. Le soleil ne va pas tarder à s’installer au-dessus de la ville. Une foule de soldats battent le pavé. Certains, sur le goudron, pointent leur arme sur des civils qu’ils tirent de force hors de leur voiture. Les récalcitrants sont tabassés. Dans les stations d’essence, ils braquent la kalach sur le gérant à qui ils intiment l’ordre de faire le plein, selon qu’ils soient en voiture où à moto.

Dans un immense capharnaüm, une foule de personnes envahit « la place de la liberté », en transe, scandent des slogans hostiles au président déchu, célèbrent le capitaine Yahia. « Le président ! A bas ! Vive le capitaine Yahia ! Vive le peuple ! »

La foule grossit au fur et à mesure que les cris et les slogans inondent « la place de la liberté ».

Bob fait bande à part, assiste ébahi à ce défoulement. Les lèvres pincées, la désolation respire dans ses yeux. Il se rappelle ce que lui a dit hier, au soir, le capitaine Yahia : « Écoute Bob, moi je n’ai rien à voir avec tout ça. Je vais te dire la vérité. J’étais assis paisiblement dans le bar du coin, cigarette au bec, me soulant la gueule, lorsqu’entrèrent un groupe de soldats. Ils m’ont dit qu’ils croient avoir fait un coup d’Etat, mais que personne parmi eux ne veut en prendre la tête. Ils m’ont tout de suite investi président du Comité National des Militaires de Salon. »

Bob éclate de rire, à la grande surprise d’Aïcha, la fille du capitaine Yahia. Aïcha demanda :

– De quoi tu ris ?

– De notre peuple. De tous ces gens que tu vois crier, pleurer de joie comme s’ils venaient d’être débarrassés d’un démon. Je ris aussi parce que c’est seulement dans ce pays qu’on se lève un bon matin pour applaudir un inconnu au bataillon.

– Mon père n’est pas un inconnu.

– Désolé, c’est un inconnu. Avant ce matin, rares sont ceux qui le connaissaient dans cette foule. Et comme ça, ton père est devenu un héros. Son nom rythme toutes les discussions. Tout le pays ne jure que par lui maintenant. Demain ou après demain, il prendra les rênes du pays, et, qui sait ?, s’autoproclamera général. Il vient de donner une leçon à tous les politiques : c’est que pour être à la tête d’un pays, le chemin des élections est long, très long. Le raccourci est là : le coup d’État.

Craignant une bagarre avec Aïcha, Bob n’a rien ajouté. Les manifestants continuent à défier le soleil qui tape fort. Ils mettent le cap vers la librairie du vieux Hama, un nonagénaire, qui a été un compagnon du premier président du pays.

– Doyen ! Doyen ! crie Kaba. Doyen ! Lève-toi, le régime fasciste est tombé.

Le vieux Hama regarde les jeunes gens d’un regard qui en dit long sur son hébétude. Il hoche la tête, esquisse une moue désapprobatrice et se décide enfin à parler.

– Je vais vous donner un exemple les jeunes. Un matin, une famille ennemie se réunit autour d’une calebasse de lait, chacun avec sa louche. De passage, un âne donne un coup de ruade à la calebasse qui se renverse. C’est une famille ennemie ! Mais est- ce une raison pour nous de crier : « Vive l’âne ! Vive l’âne ! » ? Et puis, faites très attention ! Les « Vive ! » se terminent toujours par « A bas ! ». A bon entendeur, salut !

Ce texte a été écrit en 2013. J’étais en DEUG II Lettres modernes à la Faculté des lettres, des langues et des sciences du langage de Bamako (FLSL).

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Commentaires

Youssouf Togo
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Très émouvant édito mon frère Amkoulel junior. Bon vent !